« La carte n’est pas le territoire » – Alfred Korzybski
Un article de Cerise Daniel
Master II, Sciences et cultures du visuel – université Lille 3
> Carte du monde au XIXe avec les colonies françaises © Getty / Universal History Archive
> Capture d’écran de la plateforme « the true size »
1/ John Brian Harley et Philippe de Lavergne, Le pouvoir des cartes : Brian Harley et la cartographie, Paris, Economia, 1995.
2/ Hélène Blais « Profession : explorateur », consulté le 20 février 2019.
3/ « La géographie triomphante du 19e siècle », consulté le 20 février 2019.
La cartographie est inhérente à l’histoire et l’évolution de l’humanité. L’homme a toujours cherché à se représenter le monde pour comprendre et connaître ce lieu qu’il habite et qui l’abrite. La carte, comprise comme métaphore culturelle, nous donne à voir une sorte d’inventaire des sociétés et des époques. S’il peut sembler banal, anodin ou « allant de soi » pour certains, l’acte — ou l’art — cartographique est un sujet passionnant et nécessaire à toute analyse historique, politique, sociale ou écologique. Comprendre les intentions, les biais ou idéologies implicites de ces images qui forgent notre perception des territoires s’avère une exploration palpitante. Il ne s’agit pas ici d’exposer ou de recenser différentes théories de la cartographie, mais plutôt, à travers une comparaison entre la représentation dominante du monde au XIXe siècle et la plateforme « The true size », de comprendre la partialité dans l’acte cartographique : cartographier le monde, c’est se trouver confronté à un problème de taille qui consiste à représenter de manière plane la surface sphérique de la Terre. « Une carte est une représentation géométrique généralement plane, simplifiée et conventionnelle, de toute la surface terrestre ou d’une partie, dans un rapport de similitude convenable. La cartographie réunit l’ensemble des études et des techniques qui permettent à l’homme de se représenter l’espace sur lequel il exerce une activité politique, économique ou scientifique . » Une carte est donc une représentation... simplifiée.
Or toute simplification nécessite des choix qui découlent des connaissances de celui qui la produit, mais aussi de ses buts, de son idéologie, de sa sensibilité, etc. Brian Harley (1932-1991) a d’ailleurs produit une critique passionnante du « pouvoir des cartes » en pointant du doigt leur positivisme scientifique et en mettant en avant le fait qu’une carte est une construction sociale porteuse de jugement et d’idéologie.
Mais revenons-en au XIXe siècle, quand les hommes, une fois leur découverte du monde parachevée, entreprennent de se l’approprier. Les Européens ont alors la ferme conviction que celui-ci leur appartient. Explorateurs, géographes et scientifiques l’explorent toujours plus en profondeur, ce qui les conduit à l’émergence d’une cartographie « complète » du monde en 1912, lorsque le pôle Sud est finalement atteint. Les récits à la gloire de ces aventuriers, ces explorateurs insatiables, n’ayant pour seule limite que leur imagination sont prédominants. En ce sens, les œuvres de Jules Verne sont assez emblématiques de l’époque et ses odyssées grandiloquentes. Comme le souligne très justement Hélène Blais dans son article « Profession : explorateur », « L’histoire de ces explorateurs, présentée comme une aventure savante et une manifestation de l’esprit de curiosité hérité des Lumières, est rapidement liée à l’entreprise coloniale européenne qui s’intensifie dans la deuxième moitié du XIXe siècle. La connaissance et la maîtrise du monde ont assurément à voir avec la mainmise coloniale. Les explorations prennent souvent la forme d’expéditions militaires, et beaucoup associent explicitement la reconnaissance géographique et les intérêts propres des États qui financent en grande partie ces opérations. »
Ce n’est donc pas par simple boulimie de savoirs ou par rigueur scientifique que les Européens entreprennent de telles expéditions. C’est aussi et surtout dans une logique d’annexion et de colonisation des territoires. Au vu de la richesse informationnelle des cartes, on comprend aisément ce qui en fait un objet de captation. C’est un « œil », un regard sur un territoire et sa population, et, assurément, un outil de contrôle et d’exercice du pouvoir. Les courants altermondialistes ont vivement critiqué cette vision colonialiste du monde par la surreprésentation des pays industrialisés (situés, qui plus est, au nord de la carte, renforçant l’imaginaire selon lequel ce qui est en haut a plus de valeur en opposition au bas, à la « bassesse »)
Les cartes de l’époque s’appuyaient sur la projection de Mercator qui s’est imposée comme le planisphère standard dans le monde grâce à sa précision pour les voyages marins. Si elle est considérée comme conforme, au sens où elle conserve les angles, il est désormais communément admis qu’elle n’est pas un exemple de réalisme en ce qui concerne la superficie des continents. On y voit par exemple une égalité de surface entre le Groenland et l’Afrique alors que cette dernière a une superficie 14 fois supérieure. Si l’on comprend aisément l’intérêt que représente cette projection, au XIXe siècle, pour les explorations maritimes, on peut s’interroger sur les raisons qui justifient son utilisation de nos jours, surtout lorsqu’on connaît le nombre de cartographies bien plus réalistes développées depuis (celle dite de « Gall-Peters », par exemple ou bien le « Papillon » de Murphey). Que ce soit dans les manuels scolaires, ou pour divers produits décoratifs et ludiques, on continue d’utiliser la projection de Mercator, ce qui légitime et perpétue une perception tronquée du monde glorifiant les pays développés au détriment de pays historiquement dominés, qui y sont amoindris. Avec l’émergence des pays du sud, on peut se demander si cette représentation se perpétuera, ou si elle fixera seulement les moyens de sa propre conservation. Si une carte est l’expression de l’idéologie d’une époque, le néocolonialisme apparaît de manière flagrante dans notre cartographie moderne. Il s’agit là d’une problématique actuelle et complexe en réponse à laquelle il me semble intéressant d’évoquer la plate-forme interactive « The true size » qui s’attache à retranscrire fidèlement les dimensions des pays. Didactique, ludique et intuitive, elle permet à l’utilisateur de sélectionner puis de déplacer le pays de son choix sur le globe pour comparer sa superficie aux autres pays et continents. Un outil didactique concret qui peut très facilement être utilisé en milieu scolaire et qui constitue une belle mise en perspective tout en humilité ! Si la carte a une valeur pratique avérée, elle a aussi une valeur idéologique. Il s’agit donc de continuer à s’interroger sur l’usage et les représentations dominantes en cartographie tout en continuant de se saisir de cet outil et de ses possibilités exponentielles à l’ère numérique.
Visualisation 3D, multiplication de cartes mêlant art/science/militantisme... tout est possible, tout reste à faire pour une représentation plus juste et équitable du monde.