Des artistes scientifiques à la technologie de pointe
Un article de Romane Falsanisi
sous la direction de Martial Guédron, Historien de l'art,
dans le cadre du séminaire transversal Master Histoire de l'art – Master Histoire et civilisations de l'Europe – Master sciences et société – Université de Strasbourg
> Ernst Haeckel, Kunstformen der Natur / von Prof. Dr. Ernst Haeckel, Leipzig, Bibliographisches Institut, 1899-1904, © numérisé par Gallica
> Modèle de méduse Blaschka, Pelagia noctiluca, 1890
> Modèle de méduse Blaschka, Pelagia noctiluca, 1890
> Helena Parra, Institut de Biologia Evolutiva (CSIC-Universitat Pompeu Fabra), Barcelona. Cnidaire au microscope fluorescent à feuillet de lumière, image prise avec ZEISS Lighsheet Z. 1 lors des conférences de l’Organisation Européenne de Biologie Moléculaire (EMBO), 2013
1/ Marie-Dominique Wandhammer, Henri Rieling, « Les invertébrés marins des Blaschka », dans Frédérique Goerig et Suzanne Plouin, dir., Merveilles de verre : trésors des musées et des collections privées d’Alsace de l’Antiquité à l’Art nouveau, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2006, pp 137-147.
2/ Marie-Dominique Wandhammer, D’après nature, formes de Haeckel et modèles en verre des Blaschka, Strasbourg, Musée zoologique, 2015
Au XIXe siècle, science et art peuvent se trouver étroitement mêlés, dès lors qu’il existe un lien entre le but pédagogique assigné à tel ou tel objet et les intentions esthétiques qui l’animent. On l’observe à travers les modèles didactiques de la famille Blaschka. Divers modèles scientifiques les ont précédés, en cire, en papier mâché ou en plâtre. Mais Léopold Blaschka se lance dans une aventure bien plus complexe, en choisissant d’utiliser le verre, matériau cassant et difficile à travailler pour un rendu parfaitement réaliste 1.
La botanique étant sa première passion, il commence par réaliser des fleurs en verre pour lesquelles il utilise comme modèles celles des serres du domaine du prince Camille de Rohan. Il poursuit ses explorations en reproduisant ensuite des anémones de mer ainsi que des coraux, d’après un traité de 1860 nommé Actinologia Britannica. A History of the British Anemones and Sea Corals, de Philip Henry Gosse. Puis il décide d’enrichir son activité en concevant des modèles d’invertébrés marins ainsi que des séries présentant leur développement. Il réalise notamment des invertébrés de la famille des cnidaires, comprenant les méduses, les anémones et les coraux.
En 1876, Léopold Blaschka est rejoint par son fils Rudolf : leur atelier prend alors une direction différente. En effet, leur catalogue de vente de 1877-1878 propose des modèles d’une précision scientifique impressionnante. Ces derniers sont reconnus pour leur morphologie sans défaut ; ils sont le résultat d’une observation scientifique extrêmement minutieuse. Ils sont envoyés partout dans le monde, que ce soit dans les musées ou les universités, afin de servir de support d’enseignement. Jusqu’alors, les invertébrés marins étaient conservés dans de l’alcool où ils perdaient rapidement leur couleur et leur forme. À présent, l’emploi du verre reproduit parfaitement leur transparence et leur donne l’aspect de la vie.
L’utilisation scientifique de leurs modèles conduit les Blaschka à s’appuyer sur des publications reconnues et à reproduire les illustrations de manière la plus fidèle possible. Pendant un temps ils collaborent avec le biologiste et naturaliste allemand Ernst Haeckel, reconnu pour son ouvrage Kunstformen der Natur, dont les planches, tout à fait remarquables, influencent les formes prisées par les artistes représentatifs de l’Art nouveau. Haeckel prête ses livres aux Blaschka afin qu’ils en copient les illustrations : nous savons que plusieurs de ses propres publications fourniront la base de dessins préparatoires pour cette famille de verriers. Les dessins d’Haeckel sont marqués par la symétrie et les morphologies ondulantes que l’on trouve dans la nature ainsi que dans les œuvres des Blaschka. Toutefois, les publications scientifiques ne sont pas leur unique source d’inspiration ; l’observation d’animaux vivants a également beaucoup marqué leur production 2.
Quand l’histoire naturelle évolue vers les sciences expérimentales, les modèles en verre deviennent obsolètes et sans réelle valeur scientifique. Ils tombent dans l’oubli, du moins pour un temps. Tout un ensemble de nouvelles technologies est apparu depuis quelques décennies, permettant d’observer la nature à différentes échelles. Le défi des scientifiques dans l’imagerie optique en biologie est de visualiser en trois dimensions des structures biologiques et des organismes vivants. Une nouvelle technologie s’est développée ces dernières années et a rendu cet objectif possible : la microscopie de fluorescence à feuillet de lumière (Light Sheet Fluorescence Microscopy), aussi connue sous le nom de SPIM (Selective Plane Illumination Microscope). Ce type de microscope permet une résolution cellulaire à subcellulaire allant bien plus loin que toutes les observations qui étaient pratiquées au XIXe siècle. Cet instrument se fonde sur plusieurs caractéristiques : la fluorescence, le sectionnement optique et la possibilité d’acquisition en multivue. En effet, l’échantillon peut être tourné sur lui-même ce qui permet d’obtenir de multiples vues et de fusionner les images pour un rendu tridimensionnel — sa création ayant pour but d’observer des échantillons allant de quelques dizaines de micromètres à quelques millimètres qu’ils soient fixés ou vivants. Cette technologie est notamment utilisée dans la biologie marine. Or nous y percevons bien la même idée d’un modèle en trois dimensions que chez les Blaschka, bien qu’à une échelle fort différente et suivant une vision plus détaillée de l’organisme de ces êtres.
Au-delà de l’aspect tridimensionnel, ce microscope tire profit du phénomène de fluorescence et de phosphorescence. La fluorescence étant la capacité que certains corps ou molécules ont à émettre une lumière après avoir été excités par une lumière d’énergie supérieure. Ce qui permet la visualisation d’objets naturellement fluorescents ou de molécules rendues fluorescentes afin de mieux les observer. C’est le cas, par exemple, pour l’imagerie à fluorescence d’organismes marins tels que les cnidaires.
On passe donc ici à une technologie de pointe qui n’est pas adressée à un public très large, mais à une petite communauté de scientifiques. Ce qui n’est pas le cas avec les modèles en verre Blaschka : ceux-ci s’adressaient à un plus grand nombre de personnes et ils ont gagné, aujourd’hui, une place importante dans les musées, tant pour leur valeur scientifique que pour leurs qualités esthétiques et techniques. Cette aura est encore renforcée par le fait que les Blaschka sont morts en emportant le secret de leur fabrication avec eux. Aujourd’hui, sans doute que la nouvelle technologie s’éloigne de l’aspect artistique que l’on retrouve dans certains modèles didactiques du XIXe siècle. Des divergences que l’on identifie aussi à travers des enseignements spécifiques, qui peuvent conduire les élèves à enrichir deux familles de représentations distinctes de sujets d’étude communs.